La recherche française signe avec Elsevier pour un montant de 134 millions d’euros sur 4 ansUnsplash

La recherche française signe avec Elsevier pour un montant de 134 millions d’euros sur 4 ans

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La recherche française signe avec Elsevier pour un montant de 134 millions d’euros sur 4 ansUnsplash

Le consortium Couperin, qui réunit la plupart des universités et institutions de recherche française, a signé un accord avec l'éditeur scientifique Elsevier au montant astronomique de 134 millions d'euros sur quatre ans. Celui-ci comprend les abonnements aux revues de l'éditeur ainsi que les frais de publication en accès ouvert dans une partie des revues d'Elsevier à l'exception de revues phares comme The Lancet et Cell. Quant au volet « data » de l'accord, il pointe une contradiction dans la politique française de science ouverte.

En mai dernier, le consortium Couperin regroupant les diverses institutions de recherche chargé de négocier les accords avec les éditeurs, a signé un accord avec l'éditeur scientifique Elsevier pour quatre ans. Ce mastodonte de l'édition scientifique mondiale publie entre un quart et un tiers des articles produits par la recherche française.

Ce n'est pas la première fois que le consortium signe des accords pluriannuels comme celui-là. En 2019, un accord avait été signé avec le même éditeur sans que le montant en soit révélé. Mais cette année, le consortium est plus transparent. Début juillet, il a diffusé le lien vers différents documents relatifs à l'accord.

De la transparence après signature

En 2019, aucun chiffre n'était fourni officiellement. Cette fois-ci, pour le nouvel accord, l'acte qui engage l'État (PDF) parle d'un montant de 134,5 millions d'euros sur quatre ans. Mais en regardant de plus près le document, on s'aperçoit que la tendance est à une petite hausse pendant ces quatre ans. Si le montant est de 33,13 millions d'euros en 2024 et qu'il n'évolue pas par rapport à celui de 2023 selon l'ESAC (un groupe de libraires qui évalue ce genre d'accord), il arrive à 34,14 millions d'euros en 2027.

Dans un message publié sur LinkedIn en début du mois de juillet, le chercheur du CNRS Vladislav Yastrebov s'étonne de ce montant. La comparaison avec d'autres budgets de la recherche française est parlante. Le rapport d'activité 2023 d'Inria (PDF) affiche un budget annuel de 330 millions d'euros pour toute l'activité de l'institut.

Et en comparaison, les 2,7 millions d'euros de ressources budgétaires annuelles (voir rapport d'activité en PDF) attribuées au Centre pour la communication scientifique directe (CCSD) semblent bien maigres. Dans cette discussion sur LinkedIn, Clément Cances, directeur de recherche à Inria souligne que « la législation européenne assure l'accès libre aux contenus scientifiques six mois après publication sur les serveurs comme HAL » et se demande « pourquoi ne pas bâtir une stratégie dessus ? ».

Laurent Romary, aussi directeur de recherche à Inria, y explique d'ailleurs que l'institution n'a pas l'intention d'utiliser l'accord. Et si d'autres institutions prenaient aussi ce chemin, le budget réellement versé à Elsevier pourrait être sensiblement moins élevé que les 134,5 millions d'euros évoqués.

Mais, dans le cahier des clauses particulières (CCP, voir .PDF), la facture est centralisée par l'Agence Bibliographique de l’Enseignement Supérieur (ABES), ce qui offre moins de marges de manœuvres administratives pour les établissements.

Du côté universitaire, Romain Pinquié, maître de conférence à l'Université Grenoble Alpes, fait remarquer que certaines sections du Conseil national des universités (qui sont organisées par disciplines) obligent les chercheurs à publier dans des revues des grands éditeurs pour l'évolution de leur carrière.

« Accords transformants »

Depuis 2017, ces accords prennent souvent en compte deux parties de la facturation de la publication scientifique : les abonnements aux revues (les droits de lecture) et les frais de publication. Ils sont dits « accords transformants », car ils sont censés permettre la transformation du paysage de l'édition scientifique d'un modèle de publication fermé vers un modèle de publication ouvert.

En janvier 2023, le ministère a publié une étude montrant l'exorbitant coût de l’accès ouvert à la recherche française qui subit la prise en compte de ces deux parties.

Des réserves ont pourtant été exprimées par certaines universités sur les « accords transformants ». Notamment, l'université de Lorraine a publié une note (PDF) en décembre 2022. Elle y expliquait qu'« on constate que dans de nombreux accords, les maisons d’édition excluent des accords transformants leurs revues intégralement en accès ouvert qui représentent la part nettement majoritaire des dépenses d’APC. Au mieux, une remise sur le montant des APC est proposée, mais quoi qu’il en soit, la maîtrise des coûts reste très partielle ».

Elle y notait aussi que « les accords transformants prévoient le plus souvent une hausse annuelle contractuelle qui ne semble en rien justifiée ». C'est effectivement le cas dans cet accord, comme on peut le voir ci-dessus.

Le blog Scholarly Kitchen, qui parle de l'actualité autour des bibliothèques universitaires, constatait en avril dernier l'échec, du point de vue des institutions académiques, de ce genre d'accords.

Des frais de publication non inclus pour les revues prestigieuses d'Elsevier

Dans le cahier des clauses particulières du récent accord avec Elsevier, nous pouvons y lire des conditions similaires à ce que notait l'université de Lorraine. D'une part, certaines revues éditées par Elsevier (dont les prestigieuses The Lancet, Cell et leurs dérivées) sont exclues de la négociation concernant les frais de publication.

C'est-à-dire que les établissements français devront toujours payer une somme rondelette pour qu'un de leurs chercheurs publie dans ces revues. Selon une annexe de l'accord (PDF) qui précise ces Articles processing charges (APC, frais de publication) en date d'avril 2024, ceux-ci montent jusqu'à 9 300 euros pour publier un seul article en accès ouvert dans la revue Cell. Dans l'accord, Elsevier consent à une réduction de 10 % sur ces APC, ce qui donne quand même un coût de 8 370 euros pour un article dans Cell.

Un accord sur les données

Comme nous l'évoquons depuis un certain temps, Elsevier ne se voit plus comme un éditeur mais comme une « entreprise d’analyse de données » si on utilise ses propres termes. En décembre dernier, une analyse de l'association américaine Sparc montrait qu'Elsevier est plutôt devenu un data broker de l'activité scientifique ayant des pratiques de suivi dignes des régies publicitaires.

L'accord contient donc plusieurs volets sur le sujet. Notamment, il prévoit qu'Elsevier laisse aux établissements français l'accès aux « métadonnées des articles ayant au moins un auteur affilié à une institution française et publiés pendant la durée du marché ». Il prévoit que ce soit l'ABES qui soit chargée de l'éventuelle mise à jour de ces données via une API fournie « à titre gracieux » par Elsevier vers son outil Scopus.

Mais il prévoit aussi la possibilité de faire de la fouille de textes et de données sur tous les contenus inclus dans l'accord via une API de la plateforme ScienceDirect d'Elsevier. Le ministère a obtenu d'avoir accès à tous les PDF des articles pour créer ses propres indicateurs (le Baromètre de la science ouverte est ainsi cité en exemple).

En intégrant progressivement des services liés aux données dans les accords, Elsevier consolide sa position dans ce secteur. Du côté de la recherche française, la signature de cet accord va en contradiction avec une balbutiante politique de l'open science concernant les données.

En mars dernier, nous écrivions qu'elle pariait sur le projet OpenAlex pour briser l'emprise d'Elsevier et Clarivate. Mais la comparaison entre les investissements dans ce genre de projets de science ouverte et le montant de l'accord avec Elsevier est parlante : la contribution du ministère de la Recherche à OpenAlex s'élevait en 2023 à hauteur de 20 000 euros.

Dans le milieu, certaines personnes pointent le fait que les négociations avec les entreprises telles qu'Elsevier soient menées, côté Couperin, par seulement trois bibliothécaires et que l'importance du volet « data » ne soit pas assez considérée.

Commentaires (9)


Merci pour cet article
C'est désespérant, :cartonrouge: pour Couperin :roll:
Elsevier, c'est vraiment un truc parasite au possible. Tous les chercheurs qui en parlent ragent sur cet éditeur.
en même temps ils prennent le travail financé par l'argent public et le revende à des tarifs prohibitifs. Et qu'on me dise pas que ça finance l'excellence vu que les relectures sont faites gratuitement.
Et ils offrent la vaseline avec ?

On ferait mieux de se passer de ces verrues.
Depuis le temps j'ai l'impression que ce monde que je ne connais pas fonctionne beaucoup sur le paraître, sinon quel serait l'intérêt de publier dans une revue "prestigieuse" ?

Sauf qu'à un moment, si ça fonctionne comme ça c'est qu'une bonne quantité de gens y accordent de l'importance, alors est-ce que vraiment tout le monde s'en plaint ? On a collectivement ce qu'on veut à la fin, il suffirait que personne n'en veuille plus pour que ça ne se vende pas.

Et si il y a d'un côté des gens qui sont attachés à la forme et d'autres qui s'en fichent, ben faîtes 2 systèmes parallèles, pour que les premiers puissent continuer à se gargariser entre eux et que les autres aient la paix et dépensent moins en frais inutiles.
Modifié le 23/07/2024 à 08h56

Historique des modifications :

Posté le 23/07/2024 à 07h59


Depuis le temps j'ai l'impression que ce monde que je ne connais pas fonctionne beaucoup sur le paraître, sinon quel serait l'intérêt de publier dans une revue "prestigieuse" ?

Sauf qu'à un moment, si ça fonctionne comme ça c'est qu'une bonne quantité de gens y accordent de l'importance, alors au final qui s'en plaint ? On a ce qu'on veut à la fin, il suffirait que personne n'en veuille plus pour que ça ne se vende pas.

Et si il y a d'un côté des gens qui sont attachés à la forme et d'autres qui s'en fichent, ben faîtes 2 systèmes parallèles, pour que les premiers puissent continuer à se gargariser entre eux et que les autres aient la paix et dépensent moins en frais inutiles.

Posté le 23/07/2024 à 08h11


Depuis le temps j'ai l'impression que ce monde que je ne connais pas fonctionne beaucoup sur le paraître, sinon quel serait l'intérêt de publier dans une revue "prestigieuse" ?

Sauf qu'à un moment, si ça fonctionne comme ça c'est qu'une bonne quantité de gens y accordent de l'importance, alors que d'autres disent que tout le monde s'en plaint ? On a ce qu'on veut à la fin, il suffirait que personne n'en veuille plus pour que ça ne se vende pas.

Et si il y a d'un côté des gens qui sont attachés à la forme et d'autres qui s'en fichent, ben faîtes 2 systèmes parallèles, pour que les premiers puissent continuer à se gargariser entre eux et que les autres aient la paix et dépensent moins en frais inutiles.

quel serait l'intérêt de publier dans une revue "prestigieuse" ?


Parce que le processus de relecture est plus sévère et donc les articles publiés sont généralement de meilleure qualité ou plus novateurs.

Au niveau personnel, ces articles sont plus lus et donc plus cités. Et il est demandé aux chercheurs de publier dans des revues de rang A s'ils veulent pouvoir rester dans un grand laboratoire, ou bénéficier de primes ou d'un avancement…

Mihashi

quel serait l'intérêt de publier dans une revue "prestigieuse" ?


Parce que le processus de relecture est plus sévère et donc les articles publiés sont généralement de meilleure qualité ou plus novateurs.

Au niveau personnel, ces articles sont plus lus et donc plus cités. Et il est demandé aux chercheurs de publier dans des revues de rang A s'ils veulent pouvoir rester dans un grand laboratoire, ou bénéficier de primes ou d'un avancement…
En l'occurrence, c'est surtout sur le dernier point qu'il faut travailler pour ceux qui ne veulent plus passer par ces revues. Parce que sinon ça ne fait que montrer que ces monopoles sont voulus par suffisamment de personnes pour continuer à exister, et donc qu'il faut arrêter de dire que personne n'en veut.
Modifié le 24/07/2024 à 00h51

Historique des modifications :

Posté le 24/07/2024 à 00h50


En l'occurrence, c'est surtout sur le dernier point qu'il faut travailler pour ceux qui ne veulent plus passer par ces revues. Parce que sinon ça ne fait que montrer que ces monopoles sont voulus par suffisamment de personnes pour continuer à exister, et donc qu'il faut arrêter de dire que personne n'en veut.

Superbe article !
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